Comment Bolloré a corrompu deux Présidents africains

Mediapart révèle de nouveaux éléments qui pointent l’implication personnelle de Vincent Bolloré dans l’affaire de corruption présumée de deux chefs d’État pour obtenir la gestion de ports africains.

Vincent Bolloré

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Le milliardaire breton a une dernière affaire à régler, mais devant la justice, qui l’accuse justement d’avoir joué aux marionnettistes pour faire élire, il y a plus de dix ans, les présidents du Togo et de la Guinée afin d'y développer son empire portuaire.

En 2013, une enquête judiciaire est ouverte contre le groupe français, soupçonné d’avoir favorisé la réélection du dirigeant du Togo, Faure Gnassingbé, et l’accession au pouvoir du président guinéen, Alpha Condé, par l’intermédiaire de sa filiale publicitaire Havas, qui aurait sous-facturé ses services. En échange, les deux dirigeants africains auraient permis à Vincent Bolloré de récupérer les concessions portuaires de Lomé et de Conakry.

Mediapart a eu accès à de nombreux documents issus du dossier judiciaire, qui confirment et complètent les premières révélations du Monde sur cette affaire.

En cette année 2009, Vincent Bolloré a des soucis au Togo, et en particulier avec le port de Lomé, un actif stratégique, car c’est l’un des seuls ports en eaux profondes de la région. Bolloré veut éjecter de la société de gestion des terminaux son associé Jacques Dupuydauby, qu’il accuse de détournement de fonds. Il veut aussi une extension de la concession.

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En mars 2009, le milliardaire breton fait appel à son ami le président Nicolas Sarkozy, à qui il a prêté son yacht deux ans plus tôt au lendemain de son élection. Michel Roussin, ancien ministre de la coopération de Jacques Chirac devenu conseiller de Bolloré, est à la manœuvre.

Le 16 mars 2009, Roussin écrit une note à Bolloré dans laquelle il dit qu’il « a rencontré le président ». « Je lui ai fait part de ton message concernant le Togo. Il m’a réclamé une fiche sur le sujet que je peux lui remettre la semaine prochaine », lors d’un déplacement de Nicolas Sarkozy en Afrique auquel le conseiller de Bolloré est invité. « J’ai bien reçu la note concernant le Togo qui sera remise pendant le voyage », confirme Roussin à Bolloré le 24 mars, veille du déplacement présidentiel.

Trois jours plus tard, le 27 mars, Vincent Bolloré prend personnellement la plume pour écrire au dictateur togolais Faure Gnassingbé, en lui signifiant son « bien amical souvenir ». Il y détaille ses projets pour le port, où son groupe veut notamment construire un troisième quai.

Le 15 septembre 2009, Faure Gnassingbé écrit à son tour à son « cher ami » Bolloré, pour le prévenir qu’il a dépêché auprès de lui Charles Gafan. Il s’agit du patron de Bolloré Togo, mais le président de la République le présente comme son « envoyé spécial » : « Il a toute ma confiance et saisira cette opportunité pour vous délivrer un message verbal. »

Dans un courriel, le directeur international de Havas explique que Vincent Bolloré a prévu de s’engager personnellement pour qu’Alpha Condé entre en relation avec Claude Guéant, à l’époque bras droit de Nicolas Sarkozy à l’Élysée : « Pour les contacts politiques, c’est VB et Bernard qui gèrent (il voit Guéant cet après-midi). »

Havas doit donc contribuer à deux élections présidentielles. Mais ça coûte cher. Au Togo, Faure Gnassingbé ne veut pas payer plus de 100 000 euros, et l’opposant guinéen Alpha Condé n’a pas un sou.

Le 8 janvier 2010, Jean-Philippe Dorent envoie les budgets à Gilles Alix, le numéro 2 du groupe Bolloré : 800 000 euros pour le Togo et 100 000 euros pour la Guinée.

Les budgets sont calés, mais Jean-Philippe Dorent a un problème : il ignore précisément qui va payer les prestations de Havas pour les deux candidats (300 000 euros pour le Togo et 100 000 euros pour la Guinée). La justice considère qu’il s’agit de fausses factures : elles mentionnent des prestations de communication réalisées pour le compte du groupe Bolloré, alors qu’elles rémunèrent en réalité le travail de Havas pour les campagnes de Faure Gnassingbé et Alpha Condé.

Pour le Togo, Jean-Philippe Dorent et les équipes de Havas s’activent. Leur mission, décrite dans une « note stratégique » du 4 février 2010, consiste à blanchir le régime du clan Gnassingbé. Faure Gnassingbé a accédé au pouvoir en 2005, après la mort de son dictateur de père et des élections truquées. Les manifestations qui ont suivi ont été impitoyablement réprimées, avec 400 à 500 morts selon un rapport de l’ONU.

Les communicants de Bolloré ont prévu de s’appuyer sur « les médias internationaux prescripteurs ». Ordre est donné de dresser une liste de journalistes en renseignant « leur “sensibilité politique” en fonction des articles publiés ». Le reporter du Monde, par exemple, est jugé « plutôt négatif mais ouvert au dialogue ».

Une fois réélu, au terme d’un scrutin marqué par de nouvelles irrégularités, selon les observateurs de l’Union européenne, Faure Gnassingbé a accordé, en mai 2010, un avenant à la concession du port, comprenant plusieurs des demandes que Vincent Bolloré lui avait faites dans ses courriers de 2009. Les concessions étaient prolongées de 25 ans, avec construction d’un troisième quai, ainsi que des exonérations fiscales.

Renvoi d’ascenseur pour Havas au Togo

Au Togo, les bonnes relations entre Vincent Bolloré et Faure Gnassingbé ne se sont pas arrêtées à la prolongation du port. Le président a manifestement tenu à remercier Havas, qui l’avait si bien conseillé pour sa réélection.

Le 21 mai 2013, la ministre des télécoms du Togo envoie un courriel à Vincent Bolloré, « conformément aux instructions du président de la République », pour l’informer que le Togo a besoin d’un prestataire pour réaliser des sites Web institutionnels de promotion du pays. Il y a, en pièce jointe, un document avec les détails du marché.

Un mois et demi plus tard, Havas remporte ce contrat à 150 000 euros en battant l’agence TBWA, avec laquelle le Togo travaillait jusque-là. « C’est une belle victoire », écrit dans un courriel Jean-Philippe Dorent, le directeur international de Havas qui avait supervisé la communication du candidat Gnassingbé. Yannick Bolloré, fils de Vincent et à l’époque numéro 2 de Havas, félicite lui aussi ses troupes : « Bravo. C’était le dossier envoyé par VB ? » En effet.

La lune de miel continue. Du 13 au 15 novembre 2013, le président togolais démarre sa visite officielle en France par un passage en Bretagne.

L’année suivante, Vincent Bolloré lance un projet pharaonique : une boucle ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui doit passer par le Togo. Le 19 janvier 2014, un cadre du groupe chargé du projet écrit à Vincent Bolloré un compte rendu de sa visite sur place. Il explique que « le président du Togo accepterait que le groupe Bolloré dispose d’une exclusivité nationale sur le ferroviaire ».

L’emploi présumé fictif du demi-frère de Gnassingbé

Vincent Bolloré se montre lui aussi très prévenant avec le président togolais. Entre 2014 et 2016, il a recruté comme « conseillère » la fille du juriste français Charles Debbasch, récemment décédé, qui était le conseiller spécial et l’homme d’influence de Faure Gnassingbé. Le milliardaire dit l’avoir embauchée seulement parce qu’il a « trouvé cette jeune fille énergique et intelligente ».

Vincent Bolloré affirme que c’est aussi à cause de ses seules compétences qu’il a personnellement recruté, quelques mois après la présidentielle de 2010, le demi-frère du président Gnassingbé, Patrick Bolouvi, pour fonder et diriger une nouvelle filiale de Havas au Togo.

D’abord embauché officiellement comme « stagiaire aux expéditions »le 1er novembre dans la branche logistique du groupe, Patrick Bolouvi commence par ne rien faire pendant « huit mois », selon des courriels internes. À tel point que Havas et le groupe Bolloré doivent se mettre d’accord pour se partager les coûts de son salaire (60 000 euros) pendant sa période d’« inactivité ».

Une fois la filiale Havas Media Togo lancée, début 2012, le demi-frère de Faure Gnassingbé semble ne pas travailler davantage, malgré une rémunération très confortable de 8 500 euros par mois. Il est le « directeur pays le plus cher dans un petit marché », déplore par courriel un dirigeant de Havas.

L’enquête pour corruption en Guinée enterrée

On retrouve un scénario similaire avec la présidentielle de 2010 en Guinée, le premier scrutin démocratique de l’histoire du pays. Vincent Bolloré a cette fois le beau rôle, puisque Alpha Condé était à l’époque un opposant historique au régime, décrit au sein du groupe comme un « Mandela africain ». C’est surtout un ami de Vincent Bolloré, qui l’a connu lors de son exil en France.

Là encore, le groupe Bolloré a payé 100 000 euros de prestations de communication réalisées par Havas. Le bras droit du milliardaire, Gilles Alix, a assuré sur procès-verbal que le groupe n’a pas financé la campagne électorale, mais seulement « la mise en lumière de la candidature potentielle d’Alpha Condé ».

Les documents internes de Havas, saisis par les enquêteurs, démontrent le contraire. « Il s’agit de passer à la phase supérieure et de l’accompagner dans la campagne », écrit une cadre d’Euro RSCG (filiale de Havas).

Le 16 novembre 2010, au lendemain de l’élection d’Alpha Condé, Jean-Philippe Dorent, directeur international de Havas, exulte dans un courriel à ses collaborateurs : « Un grand bravo à toute l’équipe. »

Mais l’histoire ne fait que commencer. Le 9 février 2011, Dorent écrit à Alpha Condé « au sujet de l’aide que nous pouvons vous apporter ». Il propose au nouveau président guinéen de mettre gratuitement à sa disposition, « pendant deux ou trois mois », l’une des consultantes de Havas qui a travaillé avec lui pendant la campagne.

Apparemment, ce nouveau cadeau a produit ses effets. Une note interne de Havas, rédigée trois mois plus tard, indique qu’Alpha Condé a déjà confié à l’agence l’organisation de ses voyages officiels à Paris et aux États-Unis, ainsi que sa communication avec les médias internationaux. « Un contrat-cadre en communication pour l’année 2011 est à l’étude » à la présidence, précise la note.

Pour la branche logistique de Bolloré, le retour sur investissement est tout aussi immédiat. Le 8 mars 2011, Alpha Condé résilie brutalement la concession du port de Conakry, détenue par le groupe français Necotrans, et la confie trois jours plus tard, sans appel d’offres, au groupe Bolloré.

Mais le véritable désamorçage a eu lieu en France, où l’affaire a été prestement enterrée par le parquet de Paris, dirigé à l'époque par Jean-Claude Marin, et son collaborateur Michel Maes, alors chef de la section financière.

Le 5 mai 2011, Gregory Quérel, président de Necotrans, est auditionné par les policiers pour étayer la plainte. Ce sera le seul acte d’enquête. Dès le 17 mai, Michel Maes ordonne aux policiers de clore immédiatement le dossier et de lui renvoyer la procédure. Le parquet de Paris classe l’affaire sans suite un mois plus tard pour « absence d’infraction ».

Joint par Mediapart, Jean-Claude Marin dit n'avoir aucun souvenir de cette affaire. Nous ne sommes pas parvenus à joindre Michel Maes.

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