Yasmine Derouaz (21 ans) et Hanya Cheikh (19 ans) savaient très bien que le site d’offres d’emploi pour femmes voilées qu’elles ont créé en juin dernier, Job Hijab France, allait être submergé de demandes.
« Dès que nous postons une offre, des dizaines de CV sont envoyés », déclare Yasmine à Middle East Eye, regrettant que cette frénésie reflète surtout la difficulté des femmes voilées à trouver du travail.
Légalement, les administrations publiques en France, en vertu du principe de laïcité et de l’obligation de neutralité, n’ont pas le droit d’employer des personnes qui portent des signes visibles d’appartenance religieuse.
Dans le privé, même si le port du voile n’est pas interdit, les employeurs peuvent aussi le proscrire en invoquant des raisons d’hygiène sanitaire, de santé et de sécurité ou dans le cadre d’un règlement intérieur qui interdit à un salarié en contact avec la clientèle le port de tout signe manifestant des convictions personnelles.
De longues études et pas de travail
Yasmine Derouaz en sait quelque chose. Après le bac, elle a essayé à plusieurs reprises de décrocher un emploi. Sans succès. Son foulard faisait selon elle systématiquement barrage à son recrutement. « On prêtait plus attention à mon voile qu’à mes compétences », regrette la jeune femme.
Aujourd’hui, elle est bénévole dans une association d’accompagnement scolaire et éducatif dans les quartiers défavorisés. En même temps, elle s’occupe de Job Hijab France avec Hanya, qu’elle a connue sur les réseaux sociaux.
« Elle m’a contactée sur Twitter où j’avais déjà commencé à poster des offres d’emploi pour femmes voilées. Nous avons ensuite décidé de travailler ensemble pour donner plus d’envergure au projet. Hanya, qui est étudiante en communication, m’aide beaucoup dans la gestion et la diffusion de l’information », explique Yasmine.
Les deux associées, qui habitent l’une à Lille et l’autre à Lyon, échangent intégralement au téléphone et via le net. Elles foisonnent d’idées pour le développement du site, lequel comporte, outre les offres d’emploi, une rubrique de conseils divers sur la rédaction de CV et de lettres de motivation ainsi que sur la préparation aux entretiens d’embauche.
Depuis sa création, Job Hijab France a publié 600 offres d’emploi et a aidé une centaine de femmes voilées à décrocher un emploi. Les annonces sont également postées sur Twitter, TikTok et Instagram, où le site compte un peu plus de 34 000 followers.
« De plus en plus de femmes nous contactent. Certaines d’entre elles ont fait de grandes études. Mais malgré leurs bacs +5 ou +6, elles n’arrivent pas à trouver de travail. Elles se plaignent d’être réduites à un foulard et à l’islam alors qu’elles détiennent de longs CV truffés de qualifications », relate Yasmine.
La jeune femme déplore des procédures de recrutement au faciès qui éliminent systématiquement les candidates qui portent un foulard sur leurs cheveux.
Elle en a eu une nouvelle preuve lorsque, à la création de son site, elle a eu l’idée de démarcher de grandes entreprises françaises de divers secteurs d’activités (téléphonie, grande distribution, énergie, etc.). La plupart ne lui ont pas répondu et quelques-unes ne l’ont fait que très tard pour lui signifier que leur règlement intérieur interdisait l’emploi des femmes voilées.
Finalement, le salut est venu de certains groupes internationaux comme les enseignes suédoises IKEA et H&M ainsi que de la chaîne néerlandaise de magasins hard-discount Action. Des salariées voilées de ces entreprises ont partagé leurs expériences sur le fil Instagram de Job Hijab France, incitant d’autres femmes à tenter leurs chances.
« Tout se fait sur les réseaux, de bouche à oreille. Notre rôle consiste à centraliser les offres d’emploi en décrivant précisément les fiches de poste et les compétences recherchées », souligne Yasmine.
Des entreprises soucieuses de la diversité
Depuis quelques temps, des employeurs s’adressent aussi directement à Job Hijab France pour recruter des femmes voilées. Dans le tas, il y a des écoles privées et des associations musulmanes, des commerces ou des entreprises tenus par des musulmans – mais pas seulement.
Les établissements d’enseignement alternatif Montessori, Leaderfield (spécialisé dans les études de marché) et la Fédération des secouristes français Croix Blanche font également partie des annonceurs.
Selon Yasmine Derouaz, les entreprises qui souhaitent recruter des femmes voilées sont soucieuses de la diversité. « Elles considèrent que ces femmes sont victimes de discriminations », dit-elle.
Parmi les emplois proposés, figurent des postes dans le management, le marketing, la communication, l’enseignement, la vente et la restauration.
Imane (25 ans) fait partie de celles qui ont trouvé du travail grâce à Job Hijab France. Il y a quelques mois, elle a décroché un poste de responsable administrative en CDI dans un cabinet de conseil en ingénierie qui a passé une annonce via le compte Instagram du site d’emploi.
« J’ai découvert ce compte par hasard en surfant sur le net. Je suis d’abord entrée en contact avec Yasmine et Hanya pour les aider avec mes connaissances dans le domaine du recrutement avant de tomber sur une annonce qui correspondait à mes propres recherches », raconte la jeune femme à MEE.
Elle envoie aussitôt un CV puis elle est rappelée pour un entretien concluant. « Je me plais énormément dans mon lieu de travail. Il y a beaucoup de diversité. Mes collègues sont d’origines et de confessions très diverses », note Imane, qui souligne que d’autres femmes voilées travaillent dans le cabinet.
« C’est rassurant de savoir qu’on n’est pas mises à l’écart à cause de notre apparence », poursuit-elle.
Car en portant le voile, Imane était bien consciente qu’il lui serait difficile de trouver du travail en France. « Beaucoup de femmes dans mon cas sont obligées de se tourner vers le free-lance ou l’entreprenariat pour garder une activité professionnelle », déplore-t-elle.
En 2020, une équipe de chercheurs de l’université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne (UPEC) a mesuré l’impact des discriminations en entreprise sur la vie professionnelle des femmes voilées. L’enquête, construite sur la base d’entretiens avec une trentaine de femmes, a révélé que celles-ci avaient dû s’ajuster ou procéder à des changements dans leur vie pour continuer à travailler.
Certaines ont opéré une conversion professionnelle en acceptant quelques fois des emplois moins qualifiés qui ne correspondaient pas à leur niveau de compétences alors que d’autres ont affirmé avoir opté pour des carrières d’entrepreneuses ou se sont même résoutes à changer de pays pour exercer un métier adapté à leur diplôme.